XIXe-XXIe siècles
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Joyce Mansour fut l'une des dernières grandes figures du surréalisme: séduisante et secrète, scandaleuse et touchante, elle fascina tous ceux qui, de près ou de loin, participèrent à la dernière période du mouvement. Mais elle fut aussi, et surtout, l'une des voix les plus originales qu'ait donné à entendre le surréalisme d'après-guerre. Saluée par Breton, Michaux, Mandiargues ou Leiris, son œuvre reconduit l'expression tourmentée du désir par-delà la frontière des genres; elle en déploie tous les registres dans une exploration sans fin des dessous de l'humanité à laquelle Bellmer, Alechinsky, Matta ou Camacho donnèrent de fulgurants échos plastiques.
En dégageant les motifs obsédants qui, à travers la diversité des textes abordés, en soulignent aussi la singularité respective, Stéphanie Caron éclaire pour la première fois la cohérence sous-jacente et le cheminement profond de l'œuvre. Interrogée dans son déroulement chronologique, celle-ci se présente autant comme un témoignage inédit sur les dernières décennies surréalistes, que comme l'expression complexe d'une quête éperdue, celle d'une identité poétique, surgie d'un entrelacs de figures et d'écrits antérieurs. Récits et poèmes sont traversés de voix diversement modulées, travaillant à relancer la conquête de soi qui en constitue toujours l'horizon. Aussi est-ce le sort réservé au lyrisme qui permet de comprendre comment la parole devient - en sa profuse inventivité - la véritable terre natale de la poétesse. Né de l'exil et de la perte, le lyrisme de Joyce Mansour se donne d'emblée pour objet, non l'expression d'un sujet préexistant, mais la recherche variée de postures permettant de dire le «je» sans le réduire au moi. De la mise hors de soi engagée dans les poèmes (Cris) à l'ekphrasis lyrique (Phallus et Momies), en passant par la fiction autobiographique (Iles flottantes), l'œuvre mansourienne s'ordonne en une série de stratégies tour à tour éprouvées pour cerner ce qui se trame, au juste, dans Le Bleu des fonds.
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Dès sa création, la Société générale devient la seconde banque française dite ''moderne'', aux côtés des maisons familiales de la Haute Banque ; elle se pose d'emblée en praticienne de la ''banque universelle'', à la fois banque de dépôts, banque de crédit des entreprises, banque d'affaires, courtier de valeurs boursières et conseil en gestion de patrimoine. Elle expérimente un ''modèle'' de banque adapté à la révolution industrielle.
Elle est aussi tout de suite engagée dans un monde de l'argent internationalisé. Active à Londres, elle participe aux affaires de la City. Elle accompagne des capitalistes investissant en Russie, dans l'empire ottoman, en Égypte, en Italie, etc. Elle noue un partenariat privilégié avec des hommes d'affaires actifs dans l'eldorado du Pérou.
La Société générale est pionnière en matière de création d'une ''organisation de firme'' bancaire. Elle doit constituer un vivier de cadres au Siège et dans les agences ; mettre au point des processus de contrôle de la gestion et des techniques d'appréciation des risques. Ce livre fourmille des portraits des grands dirigeants mais aussi de quelques dizaines de responsables des services et des agences.
Enfin, la banque doit s'enraciner sur la place parisienne, dans le monde politique notamment, alors que les régimes changent et que l'argent est au cœur des débats et des recompositions d'alliances entre groupes sociaux et politiques : elle devient elle aussi partie prenante du monde des affaires et de la vie de la Cité, d'où l'appréciation de sa ''position'' et de ses réseaux d'influence sur la place.
Dans la lignée de « l'école française d'histoire bancaire », Hubert Bonin mobilise les méthodes de l'histoire d'entreprise (business history) pour montrer comment, en un quart de siècle, une nouvelle grande entreprise est née et consolidée, dont l'histoire restait encore méconnue.
Hubert Bonin est professeur à l'Institut d'études politiques de Bordeaux depuis 1995 et responsable du Centre Montesquieu d'histoire économique - Université de Bordeaux 4. Il a publié une trentaine de livres dont une majorité consacrée aux banques.
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Positive et désintéressée ou, au contraire, indiscrète et négative, la curiosité occupe une place prépondérante dans l'œuvre de Raymond Queneau ; poèmes, romans et pages du journal en déploient les objets variés. Les interrogations suscitées par certains faits incongrus, l'intérêt ambigu des protagonistes pour leurs semblables, les rapports que fictions et essais établissent notamment entre jeu et liberté, ou entre jeu et sciences, sont quelques-unes de ses manifestations éclairantes. Mais la curiosité se rattache également aux notions de continuité et de discontinuité qui, d'un genre ou d'un domaine à l'autre, comptent au nombre des préoccupations majeures. Evert van der Starre décrit les paradoxes entraînés par l'appétit de connaissance et le scepticisme qui en constitue le pendant fécond. Prêtant autant attention à l'engouement initial pour l'astronomie qu'à l'intérêt des textes plus tardifs pour les jeux de hasard, ce livre témoigne de la curiosité alerte de l'écrivain qui, bien avant de devenir le rédacteur en chef de l'Encyclopédie de la Pléiade, a longuement sondé l'héritage et le destin du projet encyclopédique.
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Pourquoi la cour du Second Empire, que l'on disait frivole, légère et cosmopolite, se serait-elle préoccupée d'orthographe ? Yannick Portebois dégage ici tout l'intérêt de la fameuse dictée dite «de Mérimée», dont l'aspect épineux a autant affaire au texte confectionné qu'aux circonstances présumées de l'exercice ludique sur lesquelles on a beaucoup brodé. Le contexte culturel et linguistique du dix-neuvième siècle incite à penser que, loin d'être seulement un jeu alambiqué, la dict©e se présente comme une mise à l'épreuve «motivée» des formes et des règles de la langue : elle s'inscrit à ce titre dans un cadre plus général qui lui sert encore de caisse de résonance. Moins gratuite et incohérente qu'on pourrait le croir de prime abord, la rédaction serrée du texte apparaît effectivement comme le résultat d'une stratégie plutôt astucieuse, mettant en lumière les divergences orthographiques de quelques-uns des dictionnaires les plus consultés de l'époque. Aussi la dictée interroge-t-elle à sa façon le fait que, sous le Second Empire, l'orthographe du français était en mutation, en évolution, au même titre d'ailleurs que les doctrines qui sous-tendaient l'orientation de ce changement. D'où la question centrale, posée par Les Arrhes de la douairière : qui, en 1868, pouvait prétendre détenir la «véritable orthographe française»?
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C’est à la respécification de l’objet juridique, dans la dimension morale de son déploiement, que cet ouvrage s’attache. Son but est d’observer, en contexte, les pratiques d’une grande variété de gens impliqués dans ou confrontés à l’institution de la justice. Plus particulièrement, son objectif est d’étudier et de décrire, de manière empiriquement documentée et détaillée, comment se produit et se manifeste la dimension nécessairement morale de l’activité judiciaire et comment cette dernière modalise le traitement d’affaires touchant à la morale.
Le contexte de cette étude est spécifique : il s’agit de l’enceinte de parquets et tribunaux égyptiens et d’affaires qui y ont été traitées au tournant du xxie siècle. Mais son ambition va bien au-delà de la présentation d’un système juridique particulier, il ouvre à une sociologie du droit en contexte et en action – ce qu’on pourrait appeler la praxéologie du droit.
Après avoir posé le cadre analytique de sa démarche, l’ouvrage – nourri de très nombreux extraits d’affaires – procède en quatre temps. Il s’agit d’abord de fonder l’approche praxéologique des relations qu’entretiennent droit et morale, en partant du traitement classique de cette question, en introduisant l’idée d’une structuration morale de la cognition ordinaire et judiciaire et en s’arrêtant aux apports de la démarche ethnométhodologique. C’est ensuite à l’activité judiciaire et à l’organisation morale de son exercice que le livre s’intéresse. À cette fin, la question du contexte de l’activité judiciaire et les notions de contrainte procédurale et de pertinence juridique sont développées. Puis il déroule une grammaire pratique de quelques grands concepts du droit, tels la personne, la cause ou l’intention. Enfin, il analyse de manière détaillée une affaire qui mit en cause une cinquantaine d’hommes pour leur homosexualité présumée. Sont ici décortiqués les langages de la d©cision de justice et de l’interrogatoire du Parquet, ainsi que les différents jeux de catégorisation qui traversent ces activités. En conclusion, l’ouvrage revient sur les relations entre droit et morale à la lumière de la démarche praxéologiue qu’il a déployée.
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Arrivé à Paris en octobre 1910, Pierre Reverdy s’installe sur la Butte Montmartre où, grâce à Max Jacob, il rencontre Juan Gris, puis Pablo Picasso dont l’amitié se double d’une profonde admiration. Au nombre de ceux qui élargissent ensuite ce cercle d’amis, il faut compter Georges Braque, Fernand Léger, Henri Laurens, Pablo Gargallo, Guillaume Apollinaire ou Maurice Raynal. Donnant toute leur valeur aux échanges féconds qui s’y nouent, Pierre Reverdy conçoit ses premiers recueils po©tiques comme autant de livres de dialogue. Et cela, au sens où le geste d’écrire se met ostensiblement à l’affût des échos que lui offre le tracé du dessin. Car plus encore que d’une simple conjonction du texte et de l’image plastique, lesrecueils témoignent d’un art combinatoire dont l’invention est constante, de telle sorte que le poème se donne autant à lire qu’à voir dans sa disposition propre sur la page, en même temps que sa configuration plastique oriente une lecture multiple et ouverte. Attentive aux modalités de ces échanges subtils (la plasticité des mots, ou celle des lignes dessinées par l’agencement des vers y étant aussi de l’ordre du mouvement), Isabelle Chol interroge l’ensemble de l’œuvre, pour montrer comment les formes visibles des textes en constituent l’horizon sensible, faisant de la page un espace qu’il incombe au poète et au lecteur d’investir tour à tour. Pierre Reverdy : poésie plastique décrit la corrélation des poèmes à l’acte de leur composition, voire au processus dynamique de figurabilité qui en résulte.
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Le récit à énigme est l’une des formes de prédilection du roman balzacien : une forme encore émergente quand celui-ci s’en empare pour la développer et explorer, sciemment, ses possibles ; par « récit herméneutique », ce livre en désigne expression la plus élaborée. Chantal Massol aborde le phénomène sous l’angle d’une poétique historique : il s’agit autant de rendre compte de la récurrence d’un type de récit dans La Comédie humaine que de comprendre, en le considéranauau moment où il prend véritablement son essor, les raisons de son succès dans le récit de l’ère post-révolutionnaire. A la description de la configuration narrative succède l’examen du contexte (historique, épistémologique) présidant à son déploiement. En dégageant les stratégies et les différentes fonctions propres à ce type de récit, Une poétique de l’énigme montre comment Balzac met en place une forme-sens, chargée de poser, par le biais de multiples énigmes casuelles, la question de l’origine dans un monde bouleversé qui s’interroge sur ses propres fondements. Les analyses proposées révèlent ainsi ce qui fait de l’énigme narrative – malgré ses apparences d’emprise sur l’inexpliqué – un dispositif ouvert, et qui, par l’ensemble de ses traits, révèle son appartenance à l’époque moderne.
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Quand Michael Maar publia en mars 2004 dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, aussitôt relayée par le Times Literary Supplement, qu'une nouvelle intitulée Lolita avait paru près de quarante ans avant le célèbre roman de Vladimir Nabokov, il déclenchait un débat de portée internationale et provoquait un vif émoi parmi les Nabokoviens. Son propos est né de la découverte, extraordinaire, de la Lolita publiée par Heinz von Lichberg, nom de plume d'Heinz von Eschwege, à Darmstadt en 1916. Or, le motif littéraire développé par Lichberg est déjà celui qui, en 1955, animera l'inoubliable nymphette. Pour faire bref, on peut dire qu'entre 1916 et 1955, de Lichberg à Nabokov, de la pâleur d'une Lolita, Darmstadt au scandale qui agita Lolita, Texas, on passe d'une ébauche façonnée par un journaliste plumitif, désormais tombé dans l'oubli, à un chef-d'œuvre de la littérature mondiale. Il n'en demeure pas moins que de singuliers liens surgissent, qu'il suffise de citer les sources hoffmanniennes de Lichberg et l'attraction d'E.T.A. Hoffmann sur Nabokov ; la vie d'exilé menée par ce dernier à Berlin de 1922 à 1937, et sa fréquentation du milieu littéraire ; l'enchâssement de citations et d'allusions auquel a excellé Vladimir Nabokov et dont il a émaillé son œuvre tout aussi bien que l'exégèse ironique qu'il en a donnée ; enfin, et surtout, la question irrésolue de la source et du chef-d'œuvre que l'on aimerait croire produit ex nihilo. Autant de sujets qu'examine Michael Maar en convoquant tour à tour les arguments historiques et la critique littéraire pour ébranler l'édifice hasardeux de la coïncidence.
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La «parité secrète» que Mallarmé percevait «entre les vieux procédés et le sortilège, que restera la poésie» conduit Mireille Ruppli et Sylvie Thorel-Cailleteau à reconsidérer l'héritage effectif «d'une étude projetée sur la Parole». Les travaux de linguistique auxquels Mallarmé s'est consacré en 1870 sont replacés ici dans leur double contexte - scientifique et littéraire - pour décrire le rôle déterminant qu'ils ont joué dans l'orientation et l'élaboration de la démarche poétique après la crise de Tournon. Restaurer les conditions de possibilité de la poésie, quand le poète ne peut plus que «chanter en désespéré», préserver le chant malgré l'impiété, malgré l'obligation de renoncer au rêve d'une élévation de l'âme vers le ciel; tel est le défi majeur que l'auteur d'Hérodiade va relever en interrogeant - tout nourri qu'il est des investigations linguistiques de l'époque - la matière et les structures complexes de la langue.
La Grammaire et le grimoire montre comment, après Poe et Baudelaire, le poète tire subtilement parti de la défaillance du vers classique à résonner justement dans un siècle incrédule; et quel sort son œuvre réserve - dans l'agencement concerté des mots sur la page - à la condition silencieuse de son art. Une définition et une pratique réfléchie de la poésie prennent forme à partir de l'attention portée aux ressources immanentes de l'écriture et de la langue, seul lieu où se déploie la «divinité de l'esprit humain». En rappelant la filiation du grimoire et de la grammaire en même temps qu'il en réinterprétait la connivence ancienne, Mallarmé inventait un lien, entre poésie et linguistique, dont l'évidence actuelle voile encore la nouveauté.
Mireille Ruppli est maître de conférences en linguistique à l'Université Reims Champagne-Ardenne et Sylvie Thorel-Cailleteau est professeur de littérature française à l'Université Charles de Gaulle-Lille 3.